Entre deux projets d’exposition et de résidence dans le sud de la France, Romain Dumesnil a répondu à nos questions autour de son exposition à Atelier Martel, « Life Surplus », qui ouvrira ses portes le 27 janvier pour une durée de trois mois dans les locaux de l’agence.
Atelier Martel : Quel sens donnes-tu au titre de ton exposition à Atelier Martel intitulée « Life Surplus » ?
Romain Dumesnil : Ma manière de travailler est liée à une sorte de récupération et de stockage de différentes choses qui ont été abandonnées par les gens. Je m’intéresse à des objets qui sont liés à notre vie, à des objets divers et variés. Je me suis rendu compte que j’utilisais soit des choses extraites de la nature, de la vie, soit extraites de la production industrielle. Dans mon travail, je pense les œuvres comme si elles étaient des sortes « d’excroissances », ou en tout cas des choses qui grandissent en plus de ce qui préexiste, en plus de la vie. Il y a donc réellement une idée de vie dans tout. L’idée du titre, cette idée de surplus, c’est ça surtout, un surplus industriel mais aussi naturel.
AM : Ce lien entre industriel et naturel rejoint justement ma seconde question : tu entretiens un rapport particulier à la matière, qu’elle soit naturelle (comme avec l’argile ou les minéraux) ou non (comme avec les bâches plastiques, les sphères de mylar) et tu fais se rencontrer ces éléments dans tes œuvres, de manière assez organique d’ailleurs. Comment fais-tu dialoguer ces éléments dans ton travail ?
RD : Je travaille de manière très intuitive en réalité. J’ai un travail qui vient de la recherche intellectuelle, conceptuelle, littéraire et scientifique. Je passe beaucoup de temps à lire, à écouter, à voir des choses qui ne sont pas forcément connectées à l’art, même très rarement tout compte fait. Et cette matière que j’utilise est issue d’une sorte de grand melting-pot que je fais et qui me permet de regarder les objets avec une curiosité qu’on n’a plus forcément au quotidien. Il s’agit de regarder le plastique autrement par exemple, d’identifier des caractéristiques intéressantes dans cette matière jetable, considérée comme bas de gamme. Et c’est pareil pour les plantes ou pour toutes ces choses que l’on a tendance à voir sans vraiment les regarder. Donc c’est surtout pour moi l’idée de travailler avec des matériaux qui croisent ma route à un moment donné.
Je collecte beaucoup de choses que je mets sur des étagères, en attendant de voir ce qui se passe comme réaction ou ce qui émerge comme idée. Parfois, ça prend trois ou quatre ans pour qu’un objet prenne un sens dans une œuvre. Ce sont très souvent des associations d’objets qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et qui permettent, à mon sens, un croisement entre des choses qui ne sont pas compatibles a priori. Tous ces objets assemblés, et cette démarche d’assemblage, génère un potentiel créateur des nouvelles compatibilités : ça façonne des milieux qui ne sont ni naturels ni artificiels. D’ailleurs, pour moi, cette distinction n’existe pas vraiment, toute chose est un produit de nature, même si c’est affiné par la main humaine.
On peut voir une multitude de choses aussi en se concentrant sur d’autres sensations : le toucher, l’odorat… Je pense réellement qu’il y a de nombreuses matières à cultiver. D’ailleurs, je parle souvent « d’écosystèmes », même si c’est un mot un peu galvaudé aujourd’hui, mais y a une logique derrière de travailler en mettant ensemble des êtres, des objets dans un même espace et de voir ce qu’ils vont faire par eux-mêmes, d’observer leurs interactions. C’est vraiment ce qui m’intéresse.
AM : Dans l’exposition que tu présentes à Atelier Martel, plusieurs de tes œuvres jouent avec une idée de présence et d’absence, de visible et d’invisible (une installation un peu fantomatique, des pierres qui s’attirent sans jamais se toucher…). Tu sembles accorder une place importante à une certaine dimension mystique, voir chamanique, ou en tout cas jouer avec l’idée qu’on ne comprend pas forcément tout ce que l’on perçoit. Est-ce que c’est important pour toi que le ou la spectateur·ice accepte cette part de mystère dans l’exposition, est-ce que ça fait partie du jeu ?
RD : Oui complètement. Pour moi, le chamanisme est connecté à une chose plus large qui est l’animisme, la capacité de penser que les objets sont animés, qu’ils portent une énergie. J’ai une affinité aux objets pour ça aussi, je n’ai pas uniquement un regard sur la forme, je m’intéresse à pourquoi et comment les objets sont arrivés là, quelle sont leurs histoires… Ils sont tous porteur d’une forte énergie, qu’on la perçoive ou non. Je pense que c’est important de mettre en scène cette énergie, cette histoire, ce lien avec les objets, même s’il est invisible. Pour cela, je pense qu’il faut les présenter de manière subtile et simple. J’aime bien créer une intrigue, un moment de doute quand on rencontre l’objet et l’œuvre pour la première fois, et susciter ainsi une envie d’en savoir plus.
Mais ce n’est pas ésotérique, je pense qu’un physicien parlerait de charges magnétiques par exemple, de la manière dont les matières interagissent physiquement. Mais ça, ce sont des choses que les anciens disaient déjà, sans l’appui des sciences, depuis bien longtemps : ils parlaient déjà des rapports entre les éléments, naturels ou non. C’est vraiment l’essence de l’animisme, d’où cette dimension chamanique et mystique dans mon travail.
AM : Et par rapport à la science justement, tu disais tout à l’heure que tu avais une approche conceptuelle des choses et ton œuvre traduit assez clairement une recherche à la croisée des arts et des sciences (force électromagnétique, évolution biologique d’êtres organiques comme les têtards, etc.). Donc, assez concrètement, je me demande dans quelle mesure, tu t’appuies sur des recherches en sciences dures, au-delà de tes recherches en sciences humaines, pour concevoir et produire tes œuvres ?
RD : Oui en effet, je lis beaucoup et j’écoute des conférences de biologie, d’astrophysique, de bio-sémiotique et de mille autres sujets ! Je lis aussi beaucoup de sociologie, mais aussi d’économie… Je ne fais pas de distinction en réalité. Pour moi, ce sont des récits qui ont une qualité poétique avant d’avoir une qualité de vérité. A chaque fois que j’entends un scientifique parler, je m’intéresse à ce que ça ouvre comme porte et comme potentialités, mais pas à ce qu’il dit en tant que « vérité scientifique ». Est-ce que ça, ça peut se combiner avec d’autres choses que j’ai vu ailleurs ?
Par exemple, l’être humain a besoin de 24 images par seconde pour avoir une image en continue. S’il se passe plus de choses que ça, il ne verra pas la différence et s’il en voit moins, il verra un mouvement saccadé. Cette réalité scientifique se connecte avec des millions d’autres choses (comme la physique quantique qui dit qu’une chose peut être à deux endroits à la fois, par exemple). Ce sont des histoires qui se développent en parallèle et moi ça m’intéresse de croiser tout cela justement, de faire dialoguer toutes ces choses, scientifiques ou non, qui sont très segmentées. Et je pense que c’est une des grandes richesses de l’art de ne pas faire de différence entre la physique et la mythologie, par exemple.
Donc oui, je lis beaucoup de choses en sciences dures, mais ce n’est pas plus important que d’autres choses, y compris que l’expérience physique que j’ai des matières. On reste des plasticiens, donc la qualité des objets et de la matière est centrale, et je considère que je fais de la sculpture essentiellement. Je pense donc que ma préoccupation est vraiment celle d’un sculpteur.
Finalement, toujours par rapport à la science, je m’intéresse aussi beaucoup aux équilibres : est-ce que ces matières vont tenir entre elles ou tomber ? Est-ce qu’elles vont vivre ou mourir ? Dans un monde scientifique ou tout est certitude, je pense que c’est bien de créer des objets qui sont à la limite du fracas, qui sont là temporairement et qui seront détruits, pour certains, après l’exposition parce que leur matière n’est assemblable qu’une seule fois, par exemple. C’est comme des « essais-erreurs » en réalité, ça coïncide avec l’idée de créer des millions de choses (formellement, mais aussi des idées) et de voir comment chacune fait son chemin : certaines vont jusqu’au prototype physique, d’autres deviennent des œuvres uniques, d’autres encore deviennent des séries… Donc, pour moi, c’est vraiment comme le vivant, l’œuvre suit son propre cycle de vie.
AM : J’ai une dernière question, tu évolues entre la France et le Brésil, quelles influences est-ce que tu tires dans ta production de ce double contexte de création ?
RD : J’ai toujours eu une très forte tension entre mon penchant pour des choses très rigides, cartésiennes, rationnelles, scientifiques, et le fait qu’en même temps, je pense que je n’y ai jamais vraiment cru. Et pour moi la France, c’est un pays très rationnel et cérébral alors que le Brésil est un pays extrêmement sensible, intuitif et corporel. Je pense que ce sont deux bouts d’un même continuum dans lequel j’essaie de trouver un équilibre en permanence. Cette ambivalence me plaît, parce que c’est réellement la manière dont je fonctionne. Donc je pense que l’influence brésilienne intervient surtout dans la manière dont je trouve un équilibre, en mouvement, entre plusieurs contextes.
Informations pratiques
Exposition du 27 janvier au 29 avril 2022
Vernissage public de l’exposition le jeudi 27 janvier à 16 h (entrée libre) en présence de l’artiste