Entretien avec Raphaële Bidault-Waddington

 

Entre deux projets d’exposition, Raphaële Bidault-Waddington a répondu à nos questions autour de son exposition à Atelier Martel, « Espace – Image », qui ouvrira ses portes le 26 janvier pour une durée de trois mois dans les locaux de l’agence.

 

Atelier Martel : Ta démarche de création se trouve au croisement entre création plastique/visuelle et recherche théorique et tu as choisi de structurer ton travail en différents « laboratoires ». Pourrais-tu me parler du laboratoire, le IMAGE Lab, dans lequel s’intègre la présente exposition ?

Raphaële Bidault-Waddington : En effet, je suis ce qu’on appelle une « artiste-chercheuse » et je crée des laboratoires afin d’organiser mes pratiques selon diverses orientations de recherche, certaines plus formelles, d’autres plus conceptuelles, collaboratives ou même fictionnelles. Un laboratoire permet de faire vivre un dialogue entre expérimentation, expérience (esthétique) et production de connaissance. Cette oscillation, qui a sa part de hasard, est ce qui fait avancer mes laboratoires à des rythmes plus ou moins rapides.

Le Image Lab, est une sorte de fabrique expérimentale voire de machine fictionnelle, qui travaille à partir de centaines de photographies urbaines que j’ai prise à travers le monde (banques d’images), comme autant d’échantillons (sample) ou de briques d’information (data), dont résultent des installations, collages ou photomontages, parfois associés à des textes. Ce lab, sans cesse débordé par son trop plein d’images, oscille entre ordre et chaos et met en regard, le processus créatif individuel (le mien comme celui du regardeur), et les enjeux
critiques de la data-sphère et plus largement de la transition digitale. Au fil des ans, il est devenu un « monde d’images » en quête d’une hypothétique « République des Images », sans jamais vraiment y parvenir. Afin de donner à sentir ce monde parallèle, cette méta-ville imaginaire, je brouille volontairement les pistes de géolocalisation et privilégie les images où l’on ne peut identifier le site réel de prise de vue. Ces expériences de création et cette narration semi-fantastique me permettent d’explorer aussi bien l’ambivalence et la magie des images, que des schèmes picturaux et cognitifs, théoriques et poétiques, susceptibles d’ouvrir de nouvelles perspectives sur le monde. L’exposition Espace-Image s’inscrit dans cette démarche.

En arrière-plan, mon Idea Lab, se focalise sur l’esthétique de la connaissance (diagrammes conceptuel, conférences, publications, méthodes, etc.) et des organisations (entreprises, universités, villes, etc.). Avec le temps, il est devenu une plateforme de recherche prospective très active (LIID Future Lab) et collabore avec de nombreuses structures en France et à l’étranger. Ce lab tire des enseignements de mes autres laboratoires, il a sa propre R&D, et m’a amenée à devenir également auteure, keynote speaker, chercheuse en urbanisme et finalement prospectiviste. L’art (le mien et celui d’autres artistes) a toujours été pour moi une lentille d’analyse sensible et spéculative des mutations et devenirs du monde contemporain.

AM : Tu parles « d’architectures d’images » pour cette exposition, comment définis tu et utilises-tu cette notion ?

RBW : En effet, la notion d’« architecture d’images » est l’un des concepts clé du Image Lab. Tel un architecte, il/je crée, compose, construit à partir d’images, agencées les unes avec les autres, et qui sont à la fois des fragments urbains et des briques d’information picturale. Les images ont un statut ontologique tout à fait unique, car elles appartiennent autant au monde matériel qu’à l’immatériel et déjouent leur scission. Derrière ce terme d’architecture d’images, entrent en collision architecture physique, architecture mentale et architecture d’information. Pour notre cerveau occidental, c’est une expérience mentale assez énorme en réalité. Les images sont des membranes entre le visible et l’invisible, le réel, le langage et le fictif, et cette zone d’ambiguïté m’intéresse tout particulièrement. Cela fait écho à ce qu’on appelle l’ère de la « post-vérité » dans laquelle nous sommes, où des images plus ou moins réelles ou fictionnelles fabriquent la réalité.

Avec l’exposition Espace-Image je souhaitais revenir et me refocaliser sur la question de la spatialité si singulière et paradoxale des images, et que le photomontage permet si bien d’explorer. Dans le monde des images, comme dans les métavers émergents, les codes de la spatialité sont complétement déjoués et ouvrent sur de nouvelles expériences esthétiques et cognitives. Dans ce paradigme d’univers à la fois réel et fictif, les lois de la gravité ou de la perspective ne sont plus valident, et les échelles spatio-temporelles (la ville étant l’un de nos points de repères en la matière) qui conditionnent notre rapport au monde, évoluent. La recherche création permet de donner à sentir ces questions, de proposer  une expérience collective, et de laisser éclore de nouvelles idées. Je laisserai l’exposition m’impulser de nouvelles productions ou expériences autour de ces sujets.

AM : Tu as déjà collaboré avec Atelier Martel pour une précédente exposition ; comment cette première collaboration avec le collectif a-t-elle orienté ta proposition pour cette nouvelle installation ?

RBW : Quand j’expose, j’aime être très site-specific et jouer avec le contexte. Il y a dix ans, j’avais exposé mes recherches sur le futur de Téhéran qui combinait des éléments de mes labs d’idées et d’images, et avait donné naissance à la Mesopolis, un modèle d’utopie artistique et écologique. L’agence était également très engagée sur ces questions, autours desquelles nous nous étions rencontrés. L’installation immersive phagocytait ainsi les bureaux et donnait l’impression que les collaborateurs de l’atelier travaillaient pour le Mesopolis lab. Ce qui m’intéresse à chaque fois c’est cette zone de flou aux frontières de l’art, où l’on n’est plus tout à fait sûr de ce que l’on voit : de l’art, du travail, de la recherche, de la fiction, Téhéran, une ville imaginaire ?

Pour cette nouvelle exposition, ce sont autant l’agenda de recherche de mes labs et mes réflexions sur l’émergence des métavers qui spatialisent la data-sphère, que les nouveaux bureaux de l’Atelier Martel, tout en ouverture et en reflet, qui ont guidés les partis-pris de Espace-Image. L’exposition donnera lieu à des temps d’échange privilégiés avec les collaborateurs comme avec les visiteurs.

AM : Tu proposes pour cet exposition un univers d’images fixes. Penses-tu l’accompagner d’écrits ou d’autres formes de discours (sonores, filmographiques…) ?

RBW : L’exposition présentera quelques autres éléments, des diagrammes et une animation d’images (co-produite avec le lab 1703, qui l’éditera également en NFT), mais c’est vrai que de manière générale je privilégie les images fixes, car je trouve qu’elles sont plus propices à l’investigation imaginaire. Mes photo-montages sont des petits formats qui incitent le spectateur à s’approcher pour saisir les nuances et détails comme autant d’indices possibles, et ainsi à entrer voire à basculer dans l’espace-image. Là il peut cheminer pas à pas, spéculer à sa convenance et en toute liberté. L’image en mouvement a tendance à plus asservir le regard en embarquant dans un train de défilement moins propice l’éclosion mentale. Lorsque j’utilise l’image en mouvement, c’est plutôt pour favoriser un état contemplatif ou méditatif qui préserve l’ouverture de l’imaginaire du spectateur. Face aux enjeux de la transition digitale et ses feeds incessants d’images qui abrutissent et appauvrissent les imaginaires collectifs, l’art peut apporter de nouveaux temps de latence pour sentir et penser. Cette écologie de l’attention et cette qualité de regard, ont d’ailleurs aussi quelque chose à voir avec ce qu’on appelle « l’œil de l’architecte », qui scrute et décrypte les perspectives autant que les détails de la ville, ce théâtre de nos modes de vie.

 


Informations pratiques

Exposition du 26 octobre au 21 avril 2023

Vernissage public de l’exposition le jeudi 26 janvier de 18 h à 21h (entrée libre) en présence de l’artiste